Une autre réalité
Ce soir, je suis bien, et me retrouve enfin dans une autre réalité, plus abstraite, métaphysique, qui me rappelle certains lieux du passé, comme Isla Mujeres au Mexique, le jardin de Boboli à Florence, ou peut-être le Bar à Whisky et le Bataclan à Genève. Ce qui m’a mis dans cette ambiance est un film à l’Alliance française, Pont du Nord, de Rivette, avec Bulle Ogier, un film très abstrait comme je les aime. De plus, comme le son était mauvais, je ne comprenais qu’environ trente pour cent des dialogues, mais il n’y en avait pas beaucoup. Paris, mais un Paris insolite, des terrains vagues, des chantiers de démolition, et des personnages interlopes.
L’ambiance de l’Antique House est aussi assez abstraite, avec tous ces objets hétéroclites. Avant le film, j’ai pris mon troisième cours de Raja Yoga*, sur le karma. C’est également un endroit un peu abstrait, et Rachel* est aussi un personnage d’une autre réalité. Je remarque que la réalité ordinaire m’angoisse et me pèse, m’oppresse. Chaque matin, quand je me réveille et sors du monde des rêves, c’est un drame, et je suffoque au sens propre aussi. La peinture peut m’emmener dans une autre réalité, ainsi que des ambiances, des lieux, des visions pures des choses telles qu’elles sont, hors des concepts. Le Dharma* aussi, quand je pense à Suan Mokkh*, au Wat Kao Tham, à Dzogchen Beara, à Hosshin-ji*, parmi d’autres. Certaines personnes sont propices à s’échapper dans d’autres réalités, alors que d’autres vous ramènent toujours dans des réalités terre à terre, comme celles de la vie conjugale et du monde des affaires, ou des boys scouts. Ces derniers temps, j’étais vraiment dans le terre à terre, en particulier avec le chantier de la maison.
Cet été, en France, j’étais souvent dans une autre réalité, avec le groupe de l’ennéagramme*, ou chez Ophélie. L’alcool aussi, conduit à un autre monde, et beaucoup des ambiances du passé, avec Albert, avec Jacques, étaient dans une autre réalité. Est-il sain de se réfugier dans d’autres réalités ? Est-ce qu’on fait alors du bon karma ? Mais les jhanas* sont aussi une autre réalité, et mes expériences au Wat Bouddha Dhamma et ensuite à Sydney n’étaient pas du tout terre à terre. Dans ces autres réalités, on ne se prend pas au sérieux, car on n’est plus l’ego ordinaire, soucieux de sa sécurité et de son bonheur matériel. On n’est plus identifié au corps non plus, on est bien dans une autre réalité, dans l’abstraction. On déconnecte, et on se rapproche peut-être du borderline ou de la folie. Les ambiances nocturnes, sortir le soir, comme je le fais en ce moment, est aussi une manière d’échapper à la réalité diurne, trop concrète et claire. Vaut-il mieux vivre dans un rêve ou dans le cauchemar de dukkha*, de la réalité de la vie ordinaire, des médias, de la médiocrité du quotidien ? S’identifier à une âme paisible, ou suprême, à la nature de l’esprit ou de bouddha, est aussi un rêve qui transcende l’ordinaire du samsara*, non ? Et le wu wei* ?
L’énergie et la santé du corps, c’est bien joli, mais si c’est pour perdre la santé mentale, ce n’est pas une réussite. Il faut que j’évite de prendre la vie trop au sérieux, au premier degré, mais que je prenne un certain recul, une distance par rapport aux choses ; et surtout un sens de l’humour, du rêve, du surnaturel, de l’abstrait, de l’insolite, du flou, et si possible du fou-rire… C’est la seule chose qui peut me sauver de ma morosité, de mon ennui, de ma déprime, de ma léthargie, de ma faiblesse, de mes doutes, de mes angoisses, de mon insatisfaction fondamentale actuelle ; et me permettre de retrouver la joie, la légèreté, la paix d’un autre monde, de l’abstrait, du nouveau, de l’inconnu… Abandonner mes vieilles habitudes, mes schémas périmés, mes rancunes et remords, mes compulsions et réactions incontrôlées ; les mailles d’un karma qui m’étouffe et n’est peut-être qu’une illusion obsessionnelle, sans plus de réalité objective que notre ego et le monde dans lequel il s’efforce de subsister et de trouver le bonheur, au lieu de surfer dans des mondes imaginaires et abstraits qui ne prétendent pas être autre chose que des fantasmes et des constructions mentales. Tout cela n’est finalement rien d’autre qu’un rêve, ou qu’un vaste jeu de l’oie, comme dans le film de ce soir. Et même si certains personnages meurent dans l’aventure, ce n’est qu’un film, des images lumineuses, et les acteurs sont toujours vivants, en tout cas dans la réalité qu’on appelle objective. Dans l’autre, dans l’abstrait, personne n’est jamais né.
* Raja Yoga : méditation enseignée et pratiquée dans les centres de Brahma Kumaris (organisation internationale d’origine indienne). Je fréquentais régulièrement celui de Chiang Mai. Rachel était une des responsables du centre qui animait des séances de Raja Yoga pour les étrangers.
* Dharma (sanscrit ; pali : Dhamma) : la doctrine du Bouddha, un des Trois Joyaux, avec le Bouddha et la Sangha. Dans un sens plus général, tout enseignement ou chemin spirituel.
* Suan Mokkh : monastère de la forêt fondé par Ajahn Buddhadasa. Suan Mokkh signifie littéralement « le jardin de la libération ». Ordonné moine à l’âge de vingt ans, Ajahn Buddhadasa (1906-1993) fonda en 1932 le monastère de Suan Mokkh, qui fut le premier monastère de forêt dédié à la méditation dans le sud de la Thaïlande. Son dernier projet, à la fin des années 1980, fut d’établir à Suan Mokkh un centre international de Dharma, Suan Mokkh International, qui organise régulièrement des cours et des séminaires sur le bouddhisme et des retraites de méditation. Ajahn Buddhadasa fut, avec Ajahn Chah, un des maîtres thaïlandais les plus influents du vingtième siècle. J’ai eu la chance de suivre son enseignement de 1988 à 1993.
* Hosshin-ji : monastère zen de l’école soto situé à Obama, sur la côte nord-ouest du Japon. L’abbé, Harada Sekkei Roshi, accueille volontiers les étrangers, moines et laïques, ce qui m’a permis d’y participer à plusieurs sesshins (retraites de méditations).
* Ennéagramme : système d’étude de la personnalité humaine introduit en Occident par Gurdjieff au début du 20e siècle. Il décrit neuf types de caractère dont les liens sont représentés par les côtés d’un diagramme polygonal à neuf sommets appelé ennéagramme.
* Jhana (pali ; sanscrit : dhyana) : absorption méditative. Les jhanas sont des états de profonde méditation produits par la concentration. Les enseignements du Bouddha citent huit jhanas – quatre jhanas de la sphère matérielle subtile et quatre jhanas de la sphère immatérielle. Si Ayya Khema insistait beaucoup sur l’importance de la pratique des jhanas, curieusement, ils sont rarement enseignés dans les milieux bouddhistes occidentaux, et même souvent déconseillés.
* Dukkha (pali) : insatisfaction, imperfection, souffrance. Une des trois caractéristiques de l’existence et de tous les phénomènes, selon le bouddhisme. Les deux autres sont anicca (l’impermanence) et anatta (l’impersonnalité). Il y a trois sortes de dukkha : le dukkha de la souffrance : la souffrance est douloureuse par elle-même ; le dukkha du plaisir : le plaisir n’est pas complètement satisfaisant parce qu’il contient l’incertitude de son accomplissement et de son prolongement, la crainte de sa cessation et la nature douloureuse de la lassitude et de la satiété qu’il ne manquera pas de produire ; et le dukkha inhérent à tous les phénomènes conditionnés.
* Samsara (pali) : littér. transmigration perpétuelle. Désigne le cycle des renaissances – le monde conditionné dans lequel nous vivons – qui, tant que nous n’en avons pas perçu la nature illusoire et le considérons comme la seule réalité, est comparé par le Bouddha à un océan de souffrance.
* Wu wei (chinois) : littér. ne pas faire, non-action. Le wu wei est une philosophie de vie prônée par les taoïstes, qui consiste à s’abstenir de toute intention d’accomplir quoi que ce soit. Le pratiquant du wu wei se contente de suivre le flux de la vie en répondant spontanément aux besoins et aux demandes qui se présentent.
10 octobre 1997, Chiang Mai