Y a-t-il une réalité objective ?
Y a-t-il une réalité objective ? Certains pensent que non, que le monde est une croyance. Cela serait la vue du védanta : le monde est une illusion (maya). Ce ne fut toutefois pas la vue d’Aurobindo, et ce n’est pas, semble-t-il, celle du shivaïsme du Cachemire. Daniel Odier dit qu’il n’y a pas d’absolu en dehors de la réalité objective (ce serait aussi la position du chan). Et Éric Baret* dit que la pratique est la vie quotidienne (ce serait aussi la vue du bouddhisme theravada* d’Ajahn Chah) ; il parle de voitures rouges, de maîtresses, de chats écrasés, et d’observer nos émotions, qui sont un reflet de la réalité : ce ne sont donc pas des croyances.
Le Bouddha parle de la souffrance, de l’insatisfaction, la Première Noble Vérité* : ce n’est pas une croyance. Et comment le bodhisattva du bouddhisme mahayana* pourrait-il pratiquer l’amour et la compassion pour tous les êtres si le monde et ses êtres n’étaient qu’une croyance ou une illusion ?
Même si, dans l’absolu, le monde phénoménal n’a pas d’existence inhérente, il n’est pas inexistant pour autant ; c’est un monde relatif qui se manifeste à la suite de causes et de conditions, mais il est bien réel. C’est pourquoi Padmasambhava disait : « Si notre vision de l’absolu est aussi vaste que le ciel, notre préoccupation du relatif doit être aussi fine que des grains de farine ».
Dire que les souffrances du monde, les millions de gens qui meurent de faim, la crise économique et le réchauffement de la planète ne sont que des croyances est une façon d’éviter de se sentir impliqué dans les souffrances du monde et de garder bonne conscience en cultivant sa béatitude sur son tapis de méditation ou son petit nuage. Je ne pense pas que ce soit la voie des éveillés, les vrais, ceux qui ne se sont pas évaporés dans la vacuité de l’absolu, ou devenus des zombies incapables de fonctionner dans le monde, mais sont redescendus sur la place du marché, dans la réalité objective, pour aider les êtres.
* Baret (Éric) (né en 1953) : disciple de Jean Klein, Éric Baret enseigne le shivaïsme tantrique du Cachemire. Il est devenu mon principal maître spirituel depuis notre rencontre en 2002.
* Theravada (pali) : littér. doctrine des Anciens. Seule école du bouddhisme hinayana – le petit véhicule – qui ait subsisté jusqu’à nos jours, le theravada est considéré comme la forme la plus ancienne du bouddhisme, et son Canon, rédigé en pali, serait la transcription fidèle des enseignements du Bouddha. Le theravada est pratiqué dans les pays du Sud-Est asiatique : Sri Lanka, Birmanie, Thaïlande, Laos, Cambodge.
* Quatre Nobles Vérités : ce sont les Vérités de la souffrance, de l’origine de la souffrance, de la cessation de la souffrance et de la voie conduisant à la cessation de la souffrance, ou Noble Voie Octuple. Les Quatre Nobles Vérités sont considérées comme la base de l’enseignement du Bouddha et sont reconnues comme telle par tous les bouddhistes.
* Mahayana (sanscrit) : littér. grand véhicule. Une des deux grandes branches du bouddhisme – avec le theravada, ou bouddhisme ancien – qui s’est développée en Inde à partir du premier siècle avant J.-C. Le mahayana comprend toutes les écoles tardives du bouddhisme qui se sont répandues par la suite en Chine, au Japon et au Tibet. Alors que le theravada met l’accent principalement sur la vie monastique et la libération individuelle, l’adepte du mahayana aspire à l’illumination pour œuvrer à la libération de tous les êtres. Cette attitude est incarnée par le bodhisattva, dont la vertu principale est la compassion.
10 novembre 2015, Chiang Mai